Après deux mois passés à Hanoï, je redescends à Saïgon pour le soir de Noël. Je ne m’y reconnais plus. On s’écrase dans les bars, dans les cafés, dans les restaurants.
Une extraordinaire animation règne dans les rues, principalement dans la rue Catinat, la ‘Rue de la Paix’ de notre belle Indochine. Les hommes ont quelquefois des tenues bien pittoresques, particulièrement les parachutistes qui oublient, ce soir, de longues semaines d’isolement...
Tout le monde chante, hurle dans la nuit. Ceux qui ne peuvent circuler en jeep se tassent dans des camions... Etrange Noël d’apocalypse !
Oublient-ils ce qu’ils ont vécu, ces hommes qui s ‘amusent comme de grands enfants ?2 Oublient-ils le Noël précédent et la neige des Vosges et de l’Alsace ? Non, ils ne peuvent oublier ni leurs camarades morts sur la terre de France, ni ceux qui viennent de tomber dans les rizières d’Indochine.
Cette guerre, une fois de plus a transformé les conventions. Parce qu’ils ont beaucoup souffert, ou vu beaucoup souffrir, les hommes nouveaux vivent une vie plus brûlante. Parce qu’ils ont manqué de beaucoup de choses, ils ont envie de beaucoup de choses.
Il est une heure du matin. Dans la nuit monte un chant doux, musical et dansant. Un camion descend, presque au pas, la rue Catinat. Les bâches ont été enlevées. Sur la charpente de fer, des lampions se balancent. Dans le camion, un piano, et devant le piano, un soldat rêveur qui joue doucement, tandis qu’un guitariste l’accompagne. Ils circulent sans but dans les rues de la ville. Ils ont oublié la haine et la guerre. Ils vivent un beau soir de Noël où l’air est doux comme leur musique, où de chauds parfums montent des buissons en fleurs....
Les jeunes filles sont en robe légère, les hommes en chemisette. Et cela rappelle presque les nuits d’été de Paris, quand toutes les fenêtres sont ouvertes, quand les radios modulent les chansons populaires...
Mais l’heure passe... la nuit tombe, comme un rideau.... Le théâtre est vide...
Pas pour longtemps, car le grondement des premiers convois réveille les dormeurs : auto-mitrailleuses, jeeps de commandement, camions de ravitaillement, ambulance, c’est le cortège habituel qui part vers l’intérieur. Casqués, l’oeil dur, les hommes gardent le souvenir de leur nuit de Noël : le lieutenant rêve à un air de valse, à la jeune fille rose et blonde qui paraissait si tendre. Le soldat songe à ceux qui chantaient près de lui et s’interrompaient pour raconter leurs souvenirs nostalgiques...
Le soleil se reflète durement dans l’eau de la rizière où la mort guette. Une vision de campagne française, avec des blés ondoyants et dorés s’impose un instant. Les opérations continuent...
Jean-Michel HERTRICH
‘France d’Asie’
Mai 1946
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